Hommage à la culture vietnamienne
à propos du culte des ancêtres.
Ce texte est écrit en mémoire de mon beau-père M. Nguyen Thanh-Thoi,
figure honorable de Tân-Dinh, Saigon, décédé en 1984 en exil, et
à ma mère Mme Nguyen Thi-Loi, médecin dans la même ville, épouse
du Dr Luong Phan, décédée en 2001 à Ho-Chi-Minh Ville.
Ce texte est dédié à tous les enfants, à ceux qui s'intéressent
au mouvement de modernité de la culture vietnamienne et surtout
aux gens de l'exil d'origine vietnamienne.
Paris le 20 juillet 2001 - Docteur Luong Can Liêm
Il
existe pour le défunt et sa famille, trois cérémonies importantes : au
moment du décès, les cérémonies du 49ème jour et du 100ème
jour, qui précèdent l'anniversaire de la date de la mort de la personne
(le Đám giỗ). Le jour du décès compte pour le premier jour de
l'évènement (pas le lendemain de façon arithmétique). Pour la date du
Đám giỗ, ce sera jour pour jour. Pour l'heure, on tient
compte de l'heure réelle du décès dans la journée, mais ce n'est pas
obligatoire. Le décalage horaire n'a pas de sens.
Signification
générale.
Le
Đám giỗ est une cérémonie commémorative qui rassemble
annuellement les personnes se reconnaissant un lien de parenté entre
elles. C'est ce lien qui fait lancer les invitations ou de garder le
contact. C'est ce lien qui permet de se manifester, soit oralement pour
dire l'intérêt et la filiation, soit concrètement en venant à la fête
quand les conditions le permettent. C'est un évènement de solidarité
conviviale où l'on convie le défunt (sa présence symbolique) à repasser
à la maison prendre son repas avec ses proches, et attester la fidélité
du lien entre tous. L'organisation peut se faire à tour de rôle par
consensus annuel, ou par roulement, ou par un ou une aînée qui est tenu,
lui, d'assumer le 49ème jour et le 100ème jour.
Chacun des participants peut convenir de venir avec son plat pour
soulager la cuisine. La notion occidentale de la personne invitée
n'existe pas. Ce sont tous des participants. Lors du Đám giỗ
de la première année de deuil, on clôt le deuil (xá tang). Cette
période peut durer trois ans ou bien être raccourcie, selon la décision
du plus ancien et proche.
La
cérémonie du 100ème jour est le moment où le défunt,
c'est-à-dire sa présence dans notre mémoire, donc dans la maison où l'on
est, peut partir et aller rejoindre ses ancêtres, nos ancêtres sur
l'autel des ancêtres (qui est un espace infini d'accueil et de bonté qui
vénère aussi bien les hommes que les femmes). Le défunt en entrant dans
le rang d'aïeul (ou d'aïeule), nous hausse d'un cran par rapport à notre
nouvelle responsabilité par rapport à la descendance. Il nous laisse
définitivement la place. Cet autel est placé en hauteur. Ce départ dans
l'autre espace ainsi ouvert, se fera d'autant plus avec grâce que le
remords ne tient plus comme nœud entre ceux qui restent et celui (ou
celle) qui part ainsi au loin pour réapparaître (se réincarner) quand il
le voudra, comme il le voudra et là où il le voudra, y compris comme un
karma (Nghiệp).
La
cérémonie du 49ème jour est le moment où se termine la
séquence de 7 fois 7 jours où chaque jour, à l'heure du repas, l'on
servait sur l'autel du défunt (pas celui des ancêtres) l'équivalent de
notre manger quotidien. La famille continue d'alimenter la présence du
défunt, plutôt la présence invisible de son esprit qui entre ainsi dans
notre souvenir. Le disparu est là sans être visible. Cet autel est un
autel provisoire placé à hauteur d'homme.
La
cérémonie mortuaire se déroule à domicile, en général avec une présence
de récitants religieux (bouddhiques). Une cérémonie annexe peut se faire
aussi à la pagode (lề cầu siêu) ou bien le convoi mortuaire s'y
arrête en chemin. La mort est le moment inverse de la naissance. A
l'arrivée de l'Être formel au monde matériel et visible, lui succède son
départ dans un autre espace informel (sans forme). Les prières
accompagnent le détachement du matériel de l'immatériel (le corps, de
l'esprit). Pour celui qui au cours de son existence était resté trop
collé au bien matériel, ce départ ne pourra qu'être plus douloureux pour
lui et les siens. C'est-à-dire le regret. Après une existence bien
accomplie dans l'éthique, ce départ se fera en tristesse mais pas dans
le regret. Le corps sera enterré ou incinéré, l'esprit restera pendant
49 jours à la maison avec ses proches.
Disposition
des objets sur l'autel des ancêtres et déroulement.
Nous
considérons l'organisation la plus simple et stylistique qui correspond
le mieux à la modernité actuelle du Vietnam et au cadre de l'exil. Cet
autel peut même suivre la personne qui assure le culte devenu
ambulatoire.
La
disposition de l'autel des ancêtres des objets de culte est la même que
celle de la table où le repas sera présenté au défunt lors des
cérémonies du 49ème, 100ème et de l'anniversaire
de la mort (le Đám giỗ). Il existe des nuances entre les
cérémonies que nous simplifions pour les besoins de transmettre la
signification essentielle.
La
photo du disparu est placée en arrière fond, si elle fait défaut, on
peut disposer d'une gravure, d'un portrait dessiné ou bien d'un écriteau
portant son nom.
Devant,
est posé un encensoir sur pied (lư hương) avec à ses deux côtés,
deux chandeliers (chân đèn). Devant ceci, on met enfin un
récipient pour planter les baguettes d'encens (cây nhang). La
photo du défunt peut avoir comme voisin les autres disparus de la
famille. Quand on vient saluer le défunt, le portrait sera vu de face.
La
figure de bouddha ou son statut est facultatif sur cet autel. On peut
honorer le bouddha femme (Phật Quan Âm). Dans certaines familles,
on voit des figures héroïques comme celle du Roi Hung (Hùng Vương),
fondateur du pays. On n'est pas tenu d'honorer le panthéon de tous les
ancêtres puisque nos parents l'avaient déjà fait et certifié la question
des origines. Ainsi par un effet de cascade, on vénère le dernier
disparu comme le représentant du plus actuel de toutes les mémoires du
passé. Cela évite de revenir sur la question aporétique du premier homme
et du père du premier homme.
On
recrée la même disposition, vue de face, sur la table du repas lors des
cérémonies du 49ème, 100ème et du Đám
giỗ, qui en général jouxte l'autel provisoire (jusqu'au 100ème
jour) ou l'autel des ancêtres. A cette table, le défunt partage le repas
avec ses proches. A la place du portrait, on installe trois (petits)
verres, derrière ceux-ci trois tasses, puis encore derrière, trois bols
de riz et enfin tous les plats (y compris les desserts) qui représentent
ce que mangeront les personnes après la cérémonie. On peut fleurir la
table. Les plats (en général trois) peuvent être végétariens (món ăn
chay = le plat fade) ou ordinaires (món ăn mặn = le plat
salé). Pourquoi, trois? le bol principal du milieu est destiné au défunt
revenu qui dispose d'une paire de baguettes pour festoyer. Les deux
autres bols sont là pour nourrir ses accompagnants de route lors de
cette visite, mais on leur donnera une demi paire de baguettes (en fait
une seule), ou une paire plus courte pour qu'ils ne mangent pas trop
vite, ni plus que le principal intéressé. Le rythme du repas se fera en
trois temps (entrée, temps principal et dessert). Ce repas symbolique
est dans la représentation. Il commence quand les personnes présentes
viennent saluer cette table après avoir salué l'autel. Pour les deux
premiers temps après cette invite, on verse chaque fois, une petite
quantité d'alcool (ou de vin) dans les trois petits verres. Au dernier
temps pour terminer, ce sera du thé dans les tasses. Ce repas stylisé
finit quand les baguettes d'encens s'éteignent pour signifier la durée
de ce repas. Les convives pourront alors passer à table à leur tour pour
le repas réel.
Le
salut peut se faire debout par une flexion respectueuse du torse, tête
baissée ou bien en position agenouillée de prosternation (il faut tenir
compte de la forme physique et de la santé des personnes). On salut
trois fois devant Bouddha: une fois pour lui, une pour saluer la
communauté des moines et des disciples, ses représentants, et une par
respect de son enseignement. On peut faire quatre fois, la quatrième
pour la communauté des hommes. Une baguette d'encens pour chaque pot où
l'on a à le mettre (donc au minimum, deux, un pour l'autel, l'autre pour
la table du repas symbolique).
Significations
singulières.
1.-
Ce rituel de deuil en plusieurs temps transpose progressivement la peine
de perdre un être cher dans la mémoire de chaque personne et organise le
souvenir collectif comme une référence privée partagée. On garde ses
morts. Il prévient considérablement la dépression comme la réaction
psychologique à une perte totale et définitive de présence de la
présence de l'autre. La douleur est partagée.
2.-
Le présence de l'autel des ancêtres à domicile rappelle aux hommes que
la mort existe, qu'elle n'est pas invisible mais représentable dans le
mental. Bien expliqué positivement d'une génération à l'autre au cours
du Đám giỗ, l'angoisse des enfants devant le temps et la
mort prend une autre allure: c'est l'intériorisation de ce qui arrivera
à tous et par ordre (la mort) et la pérennisation des transmissions
assurera une sorte d'éternité de l'Être après avoir existé. Chaque
personne accède au sacré. Cette présence est prétexte aux récits de
famille comme du roman et des histoires de vie utile à l'éducation,
notamment l'éducation du caractère. La transmission des récits de
jeunesse des anciens sert de référence à ce qui est convenu d'appeler la
crise d'adolescence, qui ne sera plus une crise mais seulement des rites
quasi ordinaires de passage entre deux âges.
3.-
Le culte en lui-même garde une actualité certaine que viennent justifier
les notions modernes en psychologie intergénérationnelle: respect des
générations et reconnaissance des filiations, importance du sacré dans
l'espace symbolique domestique, fonction structurante de l'éthique,
prise en compte de la temporalité des actes de naissance et de mort. La
personne, même l'enfant, peut prendre l'ancêtre à témoin pour n'importe
quel sujet: il vient s'exprimer à voix haute (ou basse) devant l'autel,
lieu sacré par excellence qui bénéficie d'une immunité définitive. Il y
a un mode d'emploi du lieu du culte toujours ouvert, et le récit des
rapports entre ascendants et descendants atténue ou civilise ce qu'on
appelle le conflit oedipien: la triangulation parent-enfant s'envisage
déjà en terme de transmission (transmettre la mission) et de place cédée
par l'aîné qui ne s'agrippe pas à ses fonctions que revendiqueront les
plus jeunes. L'éthique de/dans la famille ne passe pas obligatoirement
par le meurtre symbolique de qui que ce soit, mais par le chacun son
tour. Élaboration de l'éthique et pensées de mort sont antinomiques.
4.-
Du point de vue culturel, il y a une intégration totale des concepts
bouddhiques non théistes sur l'espace infernal (cõi địa ngục =
prison – terre, l'infra humain est ce que l'on subit sur terre, sans mot
dire), l'espace humain dit également espace mondain= du monde (cõi
con người), et l'espace supra humain de l'Être arrivé au monde libre
du Nirvana. Le passage chez le vivant entre ces deux derniers espaces se
fait en sept étapes (pour le disparu, c'est 7 fois 7 jours= 49 jours),
et signale l'abandon ou l'élévation au-dessus des emprises des sens et
sensations, des mots et des contradictions névrotiques (mondaines) par
le Lâcher-prise et le Détachement. Les ancêtres sont devenus des
personnes sacrées, évoluant pour leur compte dans l'espace libre, se
réincarnant ou non selon leur mérite altruiste personnel pour continuer
à dispenser le bienfait. Ils sont actifs par notre mémoire pour eux et
de leur passé d'expérience. On peut confier à la pagode de son choix une
photo pour rejoindre la communauté des êtres du Nirvana supra mondain.
5.-
Certaines religions théistes au Vietnam comme le catholicisme,
n'envisagent pas le même rapport au Père sacré que ce culte, à l'espace
du symbolique de la mort du corps et de l'esprit (l'âme), et à
l'institutionnel (l'église) conduisant les actes privés à caractère
religieux. Ce culte en considérant le nature de bouddha en soi que porte
chacun des individus, admet l'accès au Nirvana de tous, sans aucun
intermédiaire.
6.-
Le culte des ancêtres comme culte populaire est une donnée de la
philosophie politique confucéenne classique qui avait repris cela à son
compte pour placer la question de la hiérarchie et de la piété filiale
en tant qu'éducation de la civilité. La référence autoritaire à cette
notion est source d'abus de pouvoir en famille, source également de
soumission docile en société envisagée comme une grande famille.
7.-
Des considérations obsolètes avaient donné à ce culte, la valeur d'une
superstition. Il apparaît clairement qu'il relève de la sociologie des
champs symboliques, dans le même ordre que les emblèmes de filiation (le
patronyme) ou patriotiques (la préservation des lieux de références).
Conclusion.
Ce
culte fixe l'identité individuelle par rapport aux temps, à la famille
et aux espaces réels et symboliques, privés, sacrés et publiques là où
on vit et évolue.
Extrait du site
http://pagesperso-orange.fr/geza.roheim/html/luong.htm |